De tout temps on a déboulonné des statues. Les rois, Napoléon, les Tzars, Hitler, Staline, Franco, Pinochet, Lénine… Le tour des colonialistes et des esclavagistes est venu. Et aussi de quelques héros plus ambigus, comme George Washington, humaniste, franc-maçon, partisan de l'Égalité entre tous les Hommes, de leur Liberté et de leur Fraternité, mais aussi planteur possédant des esclaves, qui, par "Hommes", entendait seulement les mâles blancs.
Prévert, Brassens, Hergé, Disney, Jules Verne, Pasteur, Clémenceau, Schoelcher, Napoléon, Robespierre, Ambroise Paré, Rabelais, Francis Bacon, Thomas More ? Des personnes de leur temps imprégnées des idées de leur temps. Nous, on peut en prendre ou en laisser. Merci aux libres-penseurs, aux humanistes, aux féministes et aux anticolonialistes.
Mais de même qu'en droit les lois ne sont pas rétroactives (sauf en dictature), de même aujourd'hui, passer de l'analyse de leurs préjugés au déboulonnage de leur héritage, ce serait passer de la justice à la vengeance, du savoir à la haine.
Vous savez tous ce qu'est le karst : un gruyère de calcaire où l'eau chargée en acides creuse des grottes dans tous les sens. À la fin ça s'effondre et ça donne un chaos de roches brisées.
Depuis des décennies, divers manipulateurs abusent de notre amour de la paix civile, du vivre-ensemble et de l'égalité hommes-femmes (chez nous et dans l'unique démocratie du proche-orient : Israël) pour éroder notre attachement à la social-démocratie qui, depuis 1945, nous gouverne, en profitant des angoisses du temps présent et de la légitime indignation face au fanatisme islamiste (fanatisme "made in CIA" à l'origine, pour contrer le nationalisme arabe, le socialisme et les soviétiques en Afghanistan).
Car la démocratie, c'est elle l'édifice calcaire à réduire en chaos, tandis que l'eau acide est la xénophobie, le racisme, le repli sur soi que l'on y instille, jusque dans les associations anti-racistes et humanistes.
Malgré cela, la social-démocratie tant haïe de toutes parts, du ciel, de l'enfer, de bâbord et de tribord, reste assez droite dans ses bottes :
* Bibi est un nationaliste opportuniste corrompu, mais sur le plan international il a fait du bon boulot : Israël n'a jamais été autant sécurisé du côté des pays arabes, grâce aux rodomontades des mollahs chiites iraniens qui n'auront jamais la bombe atomique, eux, et qui sont eux aussi plus profiteurs et moins fous qu'ils ne l'affichent (il y a plus de danger du côté du Pakistan qui lui, l'a, la bombe, et où les fanatiques sont nombreux et organisés) ;
* du point de vue économique et démographique, la social-démocratie continue à attirer des terriens de tous les continents et de toutes les traditions, qui s'endettent pour venir "voter avec leurs pieds" pour elle, quitte à y être pauvres, exploités, voire humiliés... et parmi eux et leurs enfants, seule une infime minorité se révolte et prêche ou chante la haine, ou devient violente !
* du point de vue politicien, la social-démocratie parvient parfois à imprégner à ce point un parti libéral, que celui-ci commence à se scinder en deux entre elle, et le pôle nationaliste-xénophobe ;
* enfin du point de vue révolutionnaire, ni les insoumis ni personne n'arrivent à convaincre les "humiliés et offensés" (Dostoïevski) que la solution est une révolution prolétarienne : les "humiliés et offensés" continuent à craindre la violence, la terreur de quelque couleur qu'elle soit, les polices politiques et les camps de travail forcé, et ils rêvent de consommer mieux, de payer moins de loyers et d'impôts, d'aller en vacances, et pour beaucoup d'entre eux, de pouvoir vivre entre eux, séparés des autres communautés, d'avoir des lieux de culte religieux partout où ils le souhaitent, voire de faire des processions religieuses y compris dans l'espace public. Le prolétariat est en majorité conservateur, et quand des révolutionnaires ont pris le pouvoir, que s'est-il historiquement passé ? règlements de compte sanglants, purges répétées, génocides, émergence d'élites profiteuses... et défaite finale !
C'est Churchill qui a le mieux qualifié la social-démocratie : "Le pire système qui soit, si l'on fait abstraction de tous les autres".
Mais soit ! Déboulonnons les statues au nom de nos valeurs présentes, qui ont bien évolué depuis.
Déboulonnons, mais remisons dans les collections et exposons de temps en temps dans les musées d'art et d'histoire, en "contextualisant", comme on le fait dans les pays de l'Est avec la statuaire communiste. Car déboulonner pour détruire, comme l'ont fait toutes les dictatures, ce n'est plus de l'émancipation, mais du vandalisme.
Les descendants des anciens esclaves et aussi les prolétaires modernes réclament à présent l'égalité et le respect, eux dont les ancêtres sont pour la plupart venus d'outre-mer dans les pays riches, en suivant le chemin pris avant eux par les ressources de leurs pays d'origine pillés. Sur ce point ils ont raison.
Sauf que plus récemment, certains ont été mal traités non en raison de leurs origines, ce qui relève en effet du racisme, mais en raison de leur casier judiciaire et de leur refus de se laisser appréhender, ce qui n'excuse pas les bavures, mais ne relève pas du racisme : il ne faut pas tout mélanger, mais étudier chaque cas au coup par coup. Du moins si on cherche la justice.
Si on cherche la vengeance, c'est différent : là on va accuser en bloc tous les policiers d'être racistes (même les policiers noirs et arabes), toute la société du pays d'accueil d'être raciste, l'État, la loi, le gouvernement, le président élu (quel qu'il soit) d'être tous racistes. En évitant de voir en face son propre racisme, appelé "communautarisme". Et en cherchant la division, l'affrontement, la haine, ce qui amènera de l'eau au moulin des racistes blancs, qui auront beau jeu de dire "vous voyez ? ce sont tous des voyous, ils nous haïssent, il faut ceinturer leurs cités de barbelés pour les empêcher de sortir, cesser d'y envoyer les ambulances, les pompiers, les policiers, les bus, ou plus fort encore, faut les mettre dehors ou les exterminer, et ensuite dynamiter ces cités". Ce sont des discours qu'on entend ou qu'on lit sur les réseaux sociaux.
Mais la vengeance n'est pas la justice.
Si on cherche la justice, s'il faut déboulonner les anciennes gloires, déboulonnons au nom de nos valeurs présentes, qui sont bien plus humanistes que jadis, alors il faut tout déboulonner, pas seulement l'esclavagisme, le racisme et le colonialisme.
Alors, au nom de la liberté, de la dignité et de la fraternité de tous les peuples, il faut aussi déboulonner, dans les religions, oui même dans celles des anciens esclaves, tout ce qui va à l'encontre de nos valeurs modernes, et il y a du travail ! Il faut déboulonner tous les communautarismes, le machisme, la misogynie, l'homophobie, les mariages arrangés, la dot, les traditions qui admettent le viol, l'excision, l'infibulation, la lapidation, l'obligation de mener toute grossesse jusqu'au bout, l'esclavagisme intra-africain, la traite orientale, l'impérialisme des empires non-européens, les sacrifices humains des Aztèques, des Mayas et des Incas, tout ce qui est contraire aux valeurs modernes à travers la Terre entière, et pas seulement l'impérialisme européen ou américain (c'est le même).
Si nos valeurs modernes ne sont pas universelles, si elles sont réservées seulement aux "blancs", si les autres peuples peuvent continuer à subir des horreurs, alors le racisme a gagné.
Et si le racisme a gagné, alors qu'est-ce qui peut encore donner tort aux racistes, lorsqu'ils affirment que la seule solution durable est efficace serait de "ceinturer leurs cités de barbelés pour les empêcher de sortir, cesser d'y envoyer les ambulances, les pompiers, les policiers, les bus", ou de "les mettre dehors ou les exterminer, pour ensuite dynamiter ces cités" ?
Bibliographie : Gilles Kepel, Le Prophète et la pandémie, Gallimard 2021, coll. "Esprits du Monde", ISBN 978-2-07-292312-8.
