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Si tu es arrivé ici, nous pourrons peut-être échanger quelques idées...

Frantisek

Publié le 21 Avril 2014

Frantisek

Ceci est la onzième année de ma vie. La plupart des animaux de cette Terre vivent moins longtemps.

Chaque grain de sable de cette plage est le fragment d'un coquillage mort il y a quelques jours ou quelques millénaires.

Autour de moi, mes camarades, ma génération. Nous sommes l'avenir de l'homme et cet avenir est peuplé de fusées et de trains supersoniques, tandis que notre présent est plein d'inquiétudes quotidiennes et d'incertitudes.

Nous ne devrions pas nous trouver sur cette plage - mais au travail. Moi-même, je ne suis ici qu'en intrus, sans l'avoir demandé, à la place d'un autre qui voulait y aller mais qui est tombé malade. Intrus et étranger : ce pays n'est pas mon pays, cette langue n'est pas ma langue, cette mer n'est pas mon monde. Dans ma langue, on ne peut pas faire ce jeu de mots qui fait tant rire les gens d'ici: il paraît que nous, les Tchèques, nous sommes sans provisions. Dans leur langue, ”tchèque”, cela veut dire livret d'épargne. Cet humour m'est d'autant plus étranger que justement les provisions (pour manger) manquent ici plus cruellement que dans le plus pauvre de nos magasins. Humour noir, Mer Noire...

Il n'y a pas de mer dans mon pays et pas de plages dans mon monde. Et pourtant j'aime cette mer et ces plages comme si je les avais connues avant de naître. Peut-être que ce que j'aime, c'est leur pureté amère. Mer, larme de la Terre. Mer Noire, triste et sauvage comme notre vie.

Tiens, l'horizon aussi devient noir. Nous regardons le ciel.

Un côté bleu et lumière, un côté noir et tumulte. Orage. Approche. Les premières gouttes sont lourdes, grêlons sur le sable qui fait cratères.

Sous la chute du ciel, nus, nous oublions qu'il y eut un matin, qu'il y aura un soir, que devant nous est la mer et derrière la terre, et qu'ailleurs autour de nous vivent d'autres hommes. Dont beaucoup sont en uniforme et armés.

Dont certains suent et dont d'autres puent.

Ici, lavés, nous sommes purs en cet instant.

Les foudres remplacent le soleil. Le rideau des eaux ouvertes remplace l'horizon.

Nous oublions la lourdeur du soleil.

Nous oublions la soif de ce qu'il y a, ou de ce qu'on imagine, derrière l'horizon.

Nous oublions même la soif tout court, car nos bouches s'emplissent de l'orage qui coule.

Nous oublions toutes les soifs sous la caresse des filets frais qui nous mouillent.

Puis le noir bienfaisant s'en va. L'eau tarit. Nous nous rhabillons à la hâte avant la prochaine patrouille.

Les garde-frontières vont sortir de leurs abris et le nudisme est un délit. La pluie cesse discrètement. Le soleil éclate derrière la crête du front nuageux, comme un projecteur subitement braqué sur nous. Ils ont les moyens de nous faire parler et les moyens de nous faire taire. Tous les moyens. Nous, nous avons les moyens de rire de nous-mêmes.

Aux larmes, parfois.

Avant de retourner vers le monde humain, nous jetons un dernier regard à la mer, à l'horizon à nouveau dégagé.

Derrière nous la terre, devant nous l'infini. Ici finissent nos patries et commence la liberté. Lui tournant le dos, nous grimpons le talus pour revenir à la route, au chantier, au réel.

Le réel, c'est notre ”camp de travail-socialiste-volontaire”. Où nous, la ”jeunesse des peuples prolétariens” (à colorier en rouge sur la carte de l'instruction civique) nous terrassons le tracé de la future route côtière qui permettra à ce ”pays frère”, la Roumanie, de faire venir les touristes des ”pays impérialistes” (à colorier en vert sur la carte de l'instruction civique). Pour leur faire cracher leurs dollars (déjà verts).

J'ai remarqué que plus mes camarades ont des parents puissants, riches et ”indéfectibles communistes”, plus ils sont fascinés par tout ce qui vient de l'ouest - et surtout ces fameux coupons verdâtres.

Requins de tous les pays, unissez-vous.

Comme mes camarades, je tire au flanc aussi souvent que possible. Arpentant la plage au pied des falaises rousses, évitant les patrouilles, j'écoute le sable crisser sous mes pas, je hume toutes les senteurs, je contemple les êtres morts rejetés par la mer.

Parfois je m'arrête et je regarde la ligne de l'horizon marin. Derrière moi la frontière des hommes auxquels je suis lié, devant moi le début de la vraie vie. J'aime ces rouleaux liquides plus intensément que n'importe quel animal, et j'aime les animaux plus intensément que n'importe quel humain. D’ailleurs à une exception près je n'aime pas les humains. A quelques exceptions près, je n'en ai rencontré aucun de bon.

Ils sont cinq autochtones, bruns et déliés, et ils courent vers moi : ”- çui-la, tiens, là-bas! on lui casse sa gueule !” Ces mots-là, je les comprends déjà, ainsi que les jurons de cette langue. Nos instructeurs les emploient souvent.

Jamais je ne pourrais courir aussi vite qu'eux. J'escalade la paroi de la falaise de caillasses et de glaise. Elle s'éboule sous moi mais je réussis à atteindre un endroit d'où je ne peux plus grimper ni redescendre, tout là-haut, à mi-pente, là où ça devient vertical. Ils n'osent pas me suivre. Ils me jettent des pierres, jurant et m'insultant. Nous restons ainsi peut-être une heure, eux tout en bas, attendant que je tombe, moi tout en haut, attendant qu'ils se lassent.

Et ils sont partis. J'ai attendu encore longtemps avant de bouger, afin d'être sûr qu'ils ne me guettent pas quelque part.

Sur le ventre et la poitrine je suis écorché et maculé - mais pas par eux. Mes muscles peu entraînés sont tétanisés et immobiles comme chez les reptiles, à l'exception d'un seul qui brûle et tremble dans la jambe. Le vent caresse mes cheveux, comme aucun humain ne m'a jamais caressé. Le soleil me brûle le dos, mais ça m'est égal. Je suis à nouveau seul avec l'air, la mer, la glaise et le soleil.

Il n'y a pas moyen de descendre. Je me laisse glisser dans un éboulement général et je me lave en nageant dans la mer qui brûle mes écorchures. Mais ça m'est égal.

Je sais que le retour au camp sera un drame à côté duquel les pierres des voyous ne sont qu'un jeu. Mais ça m'est égal. J'ai onze ans et ça fait longtemps que je ne crois plus en personne.

Et je ne crains pas les réprimandes. Que peut-on me faire de pire que ce qu'on m'a déjà fait en m'envoyant ici m'éreinter ? A mon âge, on ne va pas encore en taule. Me tabasser ? C'est déjà fait, et recommencer serait m'envoyer à l'infirmerie, dans un lit douillet où l'on est exempté de travailler !

Ils crient. Qu'ils crient. Les goélands aussi crient. Ca ne fait pas mal.

Ils me privent de nourriture. Tant mieux. Elle est infecte. Ils m'ont privé d'eau. Mais il paraît que je suis un vrai chameau, très résistant. ”Une mauvaise herbe”. Je sens cela vrai. Si mon corps est malingre, mon esprit, lui, est en acier. Cela me permet de jeûner et de me priver d'eau deux ou trois jours de suite. Je n'éprouve même plus le besoin de me soulager. Ils cèdent bien avant : ils craignent de me tuer, ou plus exactement d'en être tenus pour responsables, et leur peur est plus forte que leur envie de me briser. Je suis plus têtu qu'eux.

Nul effort de ma part : j'ai des années d'entraînement derrière moi grâce à mes parents.

Prague est une ville magnifique, surtout le matin quand le Soleil transforme la brume en duvet de lumière. C'est l'heure où mon grand-père qui est mort m'emmenait en promenade sur les quais de la Vltava, à regarder passer les bateaux. Bavard, il m'a donné sa mémoire. Ainsi j'ai compris que mon monde n'est pas le vrai monde, mais un monde faux, que je ne prends pas au sérieux. Plus tard, cette heure brumeuse était l'heure de partir vers l'école pour y arriver le plus en retard possible.

Un jour, il m'a fallu deux bonnes heures pour faire les sept cent mètres séparant l'école de la maison. Oui, mais que de choses passionnantes sur ces sept cent mètres ! Sept cent mètres, sept cents papillons, sept cents fleurs de tilleuls, pissenlits, boutons de chemises, coccinelles, chiens, tickets, fourmis transportant des miettes, chats, hirondelles, bourdons, potagers, nuages, arbres, trams, merles, bourgeons, escargots, liserons, cloportes, toiles d'araignées, écorces...

Sept cent mètres, sept cents instants hors du temps, durant lesquels mes pensées m'emmenaient gratuitement et sans visa vers les iguanes des Galapagos, vers les varans de Komodo, les crocodiles du Nil, les mérous et les pieuvres de Cousteau, les grottes de Norbert Casteret, les esquimaux de Paul-Emile Victor, les cratères des volcans de Tazieff, avec Darwin à la recherche des fossiles de Toxodons en Patagonie, avec Herman Melville à la poursuite sanglante de ”MobyDick”, dans les Rocheuses auprès des grizzlys de James Oliver Curwood, à Capri et en Laponie avec le rêveur Docteur Axel Munthe, en Crète avec Zorba le Grec de Kazantsakis...

Avais-je besoin d'aller ânonner à l'école ? Avais-je besoin de me soumettre à une discipline, de porter un uniforme, d'exercices stériles d'algèbre et de grammaire, d'oreilles tirées, de coups de règle sur les doigts, de jalousies, de blagues grossières, de dénonciations ? Mais les personnes dites ”grandes” trouvaient que oui, j'en avais besoin.

Mon père a refait le chemin avec moi pour me prouver que je pouvais le faire en cinq minutes (comme si je ne le savais pas).

Il ne s'est jamais demandé vers quoi ?

Cinq minutes, deux heures ou cinq ans, moi ce n'est pas ainsi que je compte le temps.

Voilà cinq ans que grand-père est mort et pourtant il est ici et maintenant, avec moi. Et moi je suis avec lui, la moustache relevée et pas encore blanchie, à regarder passer François-Joseph le Kaiser timoré mais autoritaire, Edouard le Président démocrate, Adolf le Chancelier meurtrier, et Nikita le camarade Secrétaire-général (qu'il vaut mieux ne pas qualifier). J'ironise avec mon grand-père, je me réjouis avec lui, je m'indigne avec lui, je pleure avec lui. C'est lui qui m'a donné à lire Axel Munthe et Kafka, en me disant : ”je ne sais pas si tu comprendras”, mais j'ai compris.

Les amis de mes parents disent que je suis un ”surdoué” mais en réalité, j'ai compris ces deux livres parce que ma vie leur ressemble : un tiers ordinaire, un tiers beaux rêves, un tiers cauchemar. Le Docteur Axel Munthe était aveugle mais il voyait avec son intuition, comme moi. Kafka semble cauchemarder, mais tout est réel : moi aussi je suis dans ce monde comme un cloporte dont on n'ose se débarrasser franchement. Si je souffre moins que lui, c'est parce que je peux comprendre le pourquoi de ces choses. On souffre moins quand on peut comprendre.

Depuis longtemps, j'ai compris que je suis venu au monde à la place d'un autre. Ce n'est pas seulement ici, sur les rivages de la Mer Noire, que je suis un intrus, un usurpateur. Je l'étais déjà dans le ventre de ma mère.

Je suis venu prendre la place du fils que mes parents attendaient, ce fils idéal, toujours sage, gavable à heures fixes, surdoué peut-être, comme un singe savant, mais avant tout obéissant et soumis, rose et grassouillet, gracieux et d'humeur légère.

Tout mon contraire.

Avez-vous déjà rêvé que vous marchez dans une forêt épaisse de cristal, où au moindre contact, le bris résonne de branche en branche et d'arbre en arbre jusqu'à ce qu'il devienne tonnerre, ouragan puis cataclysme, tandis que le monde entier s'éboule et vous entraîne ?

Moi je n'ai pas rêvé.

Mais j'ai vécu ”chez moi à la maison”, parmi des meubles anciens et précieux (sur lesquels il ne fallait pas grimper), des costumes d'époque (qu'il ne fallait pas toucher), des vases de Bohême authentiques (qu'il ne fallait même pas regarder, tellement ils étaient fragiles), des icônes et des tableaux, des poupées et des bibelots, des vitrines en cristal et des commodes Biedermayer, qui valaient, chacune, dix fois plus que tous mes besoins en cinq ans!

Est-ce pour acheter ça qu'on me disait si souvent ”non !”...?

Et il ne fallait pas non plus déranger les vivants, ceux qui s'appelaient ”grands”, car ils avaient toujours quelque chose de précieux à faire, à peindre, à écouter, à maquiller, à écrire, travail qui nécessitait le silence absolu et l'immobilité dans la maison. Et quand ils se reposaient, pareil.

Ils adoraient l'”intelligence”, la ”beauté”, le ”courage”, la ”profondeur”, et se jugeaient entre eux d'après leur ”talent” et leur ”culture”, mais leur monde résonnait chaque jour de rivalités, d'injustices, d'envies, de trahisons, de paroles blessantes, d'hypocrisies et de lâchetés. Pour eux, les arts étaient un moyen de se croire au-dessus des autres, sur l'air de ”tout m'est dû”.

Il m'a fallu beaucoup de temps et d'aventures pour ne plus haïr les neuf arts, l'élégance et la culture en même temps que l'incohérence et la mauvaise foi humaine...

Mon choix était clair : la liberté ou l'amour. La liberté, c'était ce besoin qui me brûlait d'être qui je suis, d'aimer sans chantages, de découvrir et de penser par moi-même, d'offrir sans ambages. L'amour...

...mais quel amour ? Je ne sentais aucun amour autour de moi. Est-ce de l'amour, quand toute caresse, tout plaisir est marchandé, compté en ”si” (la monnaie familiale) ? Est-ce de l'amour, quand tout ce dont je pouvais avoir besoin m'était vendu en échange de ma soumission, de mon conformisme, de ma patience ? ”Si tu es sage...” C'était du commerce, pas de l'amour. En fait, je n'ai même pas eu à choisir : les jeux étaient déjà faits avant que je commence à parler : ce serait la liberté.

Intuitivement, je sentais bien ce qu'elle allait me coûter en privations, en solitude, en silence, en punitions ; mais entre ma liberté intérieure, magnifique, illimitée, fraîche, forte, dévastatrice, et ce commerce qui m'aurait fait l'âme esclave ou clone, je n'ai jamais hésité.

Et jamais regretté, même sous le gourdin, même à la cave dans le noir (les yeux s'habituent : à la fin, vous voyez comme un chat). Partout ma liberté me consolait.

On m'appelle Frantisek et, partout, je suis d'ailleurs. Je vis d'air, de miettes et d'eau, je n'ai besoin de personne, je ne gobe rien sans vérifier, je ne crois à rien mais je suis ouvert à tout.

Je n'aime aujourd'hui qu'un seul être humain : Milena. Milena a de beaux yeux nostalgiques, des yeux de femme qui a déjà beaucoup souffert et beaucoup renoncé, et elle chantonne une chanson italienne: ”non ho l’eta”. Cet air résonne dans mon coeur. Milena est rouquine et pourrait être ma mère si elle m'avait eu à dix-huit ans.

Si elle avait été ma mère, peut-être aurais-je appelé quelqu'un "maman" sur cette Terre. Ma mère, elle, a toujours été ”mère” pour moi. Juste ”mère”. Jamais "maman".

Lorsque je pense à ma mère, l'image qui aussitôt s'impose à moi est celle d'un tank. Un char qui trace sa route, sans hésitations, ni sentiments, ni pitié. Écrasant sans discernement fleurs, pierrailles, hérissons, escargots, souris des champs, enfants, vers de terre, chats, maisons, potagers, bébés, hommes.

Et si vous lui mettez un blockhaus devant pour l’arrêter, il stoppe, un couvercle s'ouvre, une tête gracieuse apparaît. Ses yeux bleus d'angelot posés sur vous, elle vous demande d'une petite voix :

- Pourquoi m'arrêtes-tu ? Ne vois-tu pas que tu me fais du mal ?

Et si vous lui montrez la boucherie sous ses chenilles, le pré ravagé, les maisons défoncées, les os brisés dépassant de la bouillie de chairs écrasées, les tripes répandues jaillies des ventres éclatés, la crème de cervelles, alors elle vous répond:

- Ce n'est pas vrai ! Tu es de mauvaise foi ! Ce sont des ruines romantiques, des coquelicots rouges, des branches moussues, du crottin des bêtes de la ferme... Tu n'es pas du tout artiste !

Mais Milena n'est pas ma mère et c'est comme femme que je l'aime, avec son corps, ses soupirs, ses fesses, sa transpiration (qui sent bon parce qu'elle ne met pas de déodorant, elle est nature Milena). Le corps de Milena m'habite quand je me masturbe, mais ça ne m'empêche pas de la respecter et surtout, ça n'empêche pas mon cœur d'aimer le sien.

Je ne sais pas si Milena croit encore à la bonté, mais c'est elle qui me passe tous ces livres passionnants, traduits de toutes sortes de langues, qui nourrissent mon âme, alors qu'ils ne devraient pas sortir de la bibli de l'école. Avec ses yeux et ses soupirs, elle l’a sûrement été, bonne, et je sens qu’elle a l’étoffe pour l’être encore. C’est pour ça que je fais plus que la respecter : je l’aime et je la désire. Je voudrais lui faire la cour, la séduire, être son homme.

Ce serait possible si nous vivions dans un monde normal, sain, vrai et sans conformismes. Et je crois que je la rendrais aussi heureuse que moi-même, affectivement et physiquement, car je suis tendre, frémissant, ouvert, brûlant, tolérant et imaginatif.

Mais dans notre monde à nous, un enfant n’est pas un homme mais une chose, et un “enfant” avec une femme adulte, c’est impensable. Elle-même serait effrayée si je lui montrais ce que je ressens : elle a été plus perméable que moi à son éducation.

Un enfant mâle avec une femme adulte, c’est du vol : il vole la femelle des mâles adultes. Inconcevable, inacceptable.

Mais une fillette avec un surveillant, un oncle, un grand-père ou son père, contrainte et forcée, ça, ça passe !

Pas au grand jour, bien sûr. Et bien sûr, nous, les petits, on n’a pas le droit d’en parler (gare au gourdin !). N’empêche que ça arrive, et je l’ai vu.

Là, c’est pas du vol (voler la femelle de qui ? d’un mouflet ?), c’est pas inconcevable. C’est juste “immoral”, mais pas tellement plus “immoral” que deux garçons ensemble, que des époux en dehors de leur mariage ou que le vol de quelques chocolats dans la régie du camp.

“Immoral”, mais concevable, et finalement toléré en silence, mieux toléré que le vol des chocolats. Alors ne venez pas me parler physiologie, psychologie ou médecine, ça sonnerait creux comme les slogans du Parti.

Les vrais enjeux, comme au Parti, sont les pouvoirs des grands sur les petits et des mâles sur les femelles.

Nous ne valons pas mieux que les autres singes, mais eux au moins ne sont pas hypocrites. Au zoo on voit les mêmes choses qu’à la maison, à l’école ou dans l’immeuble en face - mais sans masques.

C’est pour ça que je préfère les bêtes.

Les bêtes, comme moi, ne brident pas leurs vies. J’aime Milena qui pour moi n’a pas d’âge, qui pour moi n’est pas une “dame”, ni la “camarade bibliothécaire”, ni “Mademoiselle Tomasek”, mais Milena, la nostalgique, avec son coeur généreux comme ses seins, son âme blessée comme ses bas, son esprit large comme son visage.

Parmi nous les écoliers, les plus gentils l’adorent, les plus vaches la méprisent et lui jouent des tours. Moi qui suis sympa avec les gentils et vache avec les vaches, je lui mets anonymement des fleurs sur sa table, et je rejoue leurs propres tours à ceux qui l’embêtent... Le coup de la punaise, celui du cahier collé ou celui de l’encre renversée - s’ils le lui ont fait et que je l’aie su, ils le subiront à leur tour, pareil : anonyme et sans pitié.

“Gentils”, “méchants”... les adultes aiment bien se définir comme gentils et nous traiter de méchants chaque fois que quelque chose les dérange. Ils n’ont aucun repère fixe et aucune honnêteté. Morale élastique. Ils changent les règles comme ça les arrange, et tu auras toujours tort.

Pour eux l’enfant “gentil” est l’enfant soumis (fut-il une vraie peste par derrière), tandis que celui qui se tient debout devant eux et assume ses actes est un “vilain” à briser (fut-il un vrai frère pour les autres).

Comme je ne crois pas à leurs slogans, les “gentils” adultes n’ont aucun pouvoir sur moi. Je ne crois qu’à ce que je vois. Pour moi, on est un “méchant” ou un “vilain” lorsqu’on décide d’embêter des plus faibles que soi (hommes ou bêtes), non pour manger, non pour se défendre ni pour défendre un être aimé, mais pour s’amuser, pour dominer ou pour s’enrichir.

Qu'on soit petit ou grand, illettré ou intellectuel, intéressé ou fanatique, misérable ou tout-puissant, peu importe : on devient alors un méchant - et ce n’est pas seulement pour le moment ou dans l’occasion. La méchanceté et la gentillesse, c’est profond, c’est une façon d’être, c’est comme l’amour : ça n’a rien à voir avec les âges, les sexes, les races ou les classes sociales. On trouve les deux partout - mais je reconnais que la proportion de gentils diminue fortement à partir de l’âge de six ans : notre monde ne permet pas à la gentillesse de s’épanouir.

Mon grand-père disait que personne n’est entièrement bon ou mauvais, que le chancelier Adolf aimait son chien et sa maîtresse Eva, que les premiers communistes pensaient agir pour le bien de tous les opprimés. Mais d’après ce qu’il m’a lui-même raconté d’Adolf et des premiers communistes, moi je crois qu’Adolf aimait plutôt l’obéissance aveugle de son chien et d’Eva, tandis que les premiers communistes aimaient se croire supérieurs et commander le monde. D’ailleurs Adolf a tué aussi son chien et entraîné Eva dans sa mort, et quant aux premiers communistes, ils se sont entretués en s'accusant les uns les autres d'hérésie... Pas un seul vrai gentil là-dedans.

De toute façon, c'est aux fruits que je reconnais les arbres, et jamais je ne croirai qu'un homme qui fait souffrir, qui le sait et qui persévère, a quelque chose de bon en lui.

La vraie gentillesse, c'est respecter les plus faibles que soi et s'opposer à tous ceux qui veulent dominer. Jusqu'ici, je crois ça.

Je sens que Milena aussi croit ou a cru ça, même si elle ne se l'est jamais dit avec des mots. C'est une sensible, Milena, pas une intellectuelle. Moi je suis un intellectuel, mais sans le faire exprès: ça me vient de ma famille. Si je suis à l'aise avec les mots (on dit de moi: ”premier en littérature, histoire, géo et bio, dernier partout ailleurs”), c'est parce que ma famille me parlait déjà avec les mots de l'école avant que j'y aille. Je n'ai pas de mérite. Ceux dont la famille ignore les mots de l'école ont de moins bonnes notes, parce qu'ils sont plus facilement largués: c'est injuste pour eux. Si ce sont des gentils, je leur passe les réponses ou je souffle : cela contribue à mes zéros de conduite.

Plus j'avance en âge, plus les punitions de ces zéros sont dures.

Depuis longtemps déjà, je voudrais m'arrêter de grandir.

Mais il n'y a rien à faire: je ne fais que maigrir, mais je grandis quand même.

J'ai déjà aimé une fois avant Milena. C'était il y a cinq ans.

Elle avait des tresses et je l'aimais très fort. Lorsque j'avais à peine commencé à parler, ma mère avait illustré un livre sur ”Poussinelle la petite hirondelle” tombée de son nid et sauvée par une gentille Marie aux longues tresses soyeuses. Mon père me l'avait lu et commenté, et les tresses étaient pour moi la marque de la bonté et de la tendresse.

Nous étions en CE 1 et ses tresses étaient longues et soyeuses. Sur son pupitre, je lui posais des billes, des bombons, des vis à tête ronde avec la raie au milieu, de petits oiseaux en bois peint, des colliers de verre...

Un jour, sa mère a renvoyé tout cela à la mienne, et j'ai eu droit ce soir-là à un interrogatoire de quelques heures, souriant au tout début, de plus en plus sévère ensuite, et à coups de claques pour finir. Car je n'ai rien avoué.

Je me taisais obstinément, c'était mon jardin. Mais ils ne pouvaient pas comprendre. Ils usaient avec moi des mêmes méthodes qu'ils détestaient chez les "camarades" au pouvoir. Seule l'idéologie était autre.

Un autre jour, j'ai suivi mon amour pour voir où elle habitait. Elle m'a attendu derrière un coin, à la manière des voyous, et s'est soudainement plantée devant moi, du mépris plein les yeux, pour me demander d'une voix moqueuse : ”- Eh connard, pourquoi tu m'suis ?”.

C'est ainsi que j'ai compris : les tresses n'ont rien à voir avec la bonté et la tendresse, et dans ce domaine aussi les informations venues de mes parents ne valaient pas un kopek (comme celles des ”camarades”). Depuis ce jour-là, je n'ai plus rien cru sans vérifier, ni ce qu'on me disait, ni ce qu'on voulait m'enseigner, ni les paroles de mes parents, ni celles des autres enfants.

Aujourd'hui, j'ai l'impression que je ne pourrai plus jamais aimer comme j'aime Milena. Il y a peut-être autant de façons d'aimer que de filles que l'on aime ? Moi, je n'aime que les simples et les gentilles : ça réduit beaucoup les amours possibles.

Ce sont leurs yeux et leurs regards qui me renseignent. L'ennui, c'est que les simples et les gentilles sont presque toutes des timides qui rougissent, et des naïves qui ne savent rien de la vie et qui croient que les grandes personnes ont raison.

De toute façon les filles de mon âge sont beaucoup trop jeunes pour moi.

Sinon, ça me serait égal que l'amour de ma vie soit très jeune ou très âgée, brune ou blonde, grosse ou maigre, jaune ou noire, petite ou grande, pauvre ou riche, saine ou malade. Mais j'ai quand même mes limites : seules les filles m'attirent, et une seule à la fois. Je ne suis pas un paon universel comme mon père, je ne suis pas comme Karel, le porcher qui jouait avec ses truies, ni comme Jan qui parle comme une femme et fait la cour aux autres garçons. Je ne les méprise pas : ils ont du courage de risquer des ennuis, l'opprobre, le gourdin ou la prison pour leurs goûts (c'est Jan qui risque le plus car il tombe sous le coup d'une loi).

Seuls les idiots et les méchants méprisent.

De ces choses-là, je ne peux parler avec personne : les autres enfants n'y comprennent rien, et les adultes me tomberaient dessus, la bouche pleine d'insultes. Pour eux, un bon petit est un petit ignorant et désarmé.

D'ailleurs, sans la bibliothèque de mon oncle psychiatre, je serais un ignorant moi aussi.

Médecin, c'est ce que je voudrais faire.

Je ferais sûrement un médecin bon pour la potence, car je refuserais de soigner les exploiteurs, les tortionnaires et les mouchards. Mais j'aurais fait un excellent médecin, parce que je suis toujours premier en bio, je ne me dégoûte de rien, j'aime soigner et guérir, je suis intuitif et sensible, je comprends les souffrances à mi-mot.

Mais ça ne profite à personne.

Vétérinaire ? Non, piquer des vaches pour faire gonfler leurs pis à en éclater, ce n'est pas un métier pour moi.

Ce monde tout entier n'est pas un monde pour moi.

Voilà déjà une semaine que j'ai planqué, sous un tas de ballast de la voie ferrée, ce grand sac vide pour engrais agricoles. Il est noir.

Cette voie ferrée, je l'ai déjà empruntée trois fois. J'avais calculé qu'en faisant vingt kilomètres par vingt-quatre heures, il me faudrait deux mois pour rentrer chez moi. Trois mois en comptant les retards nécessaires pour trouver de quoi manger et laisser passer les patrouilles. J'aurais été rentré avant les premières neiges.

Bien des chats et des chiens ont fait mieux. Et les poubelles des gares sont toujours pleines. Sans compter tout ce qu'on jette par les fenêtres des trains : épis de maïs à moitié pleins, pains rassis, fromages gâtés... Il paraît qu'en France les fromages gâtés sont vendus comme les plus délicieux, surtout les moisis. Donc, ils sont comestibles.

Évidemment ce ne sera pas hygiénique. Mais les premières années de ma vie ont été une véritable prison à cause de l'hygiène du corps, et ça ne m'a pas empêché d'être tout le temps malade.

Mes parents ont sacrifié mon bonheur à l'hygiène. C'était leur obsession. Or moi, jamais je n'ai été en aussi bonne santé que depuis leur accident, alors qu'à l'orphelinat les cafards courent sur les tables et les matelas puent la pisse.

Ce n'est pas de l'hygiène du corps que j'avais le plus besoin, mais de celle de l'esprit. Mais eux, ils croyaient qu'un petit ”enfant” n'a pas d'esprit, que c'est juste un ventre à bourrer et une feuille blanche sur laquelle il suffit d'écrire. C'est pour ça que je refuse de jouer le jeu, que je ne veux pas être ”un enfant".

Et c'est pour ça que je n'ai pas souffert de leur mort. Ils ne me manquent pas, et j'ai compris qu'eux et moi, on ne s'est jamais aimés. J'ai été la déception de leur vie, ils ont été l'amertume de la mienne. C'est dommage mais c'est comme ça.

Ce n’est pas parce qu’on est du même sang qu’on est du même cœur. Eux et moi, nous n’étions pas du même cœur. Pour ça, j’ai Milena.

Comme famille, j’ai eu aussi mon grand-père, et mon oncle une fois par mois. Puis grand-père est mort et l’oncle a “trahi la patrie socialiste” en fuyant vers l’Ouest. Comme ça, je suis tranquille : quoi que je fasse, personne ne payera pour moi. Liberté, merveilleuse liberté !

Alors les déchets et les poubelles, ça ne me fait pas peur.

Trois fois je me suis sauvé le long de la voie. Mais mes calculs étaient faux. La première fois, de jour, j'ai été repéré dès le premier kilomètre et ramené au camp. La seconde, par une nuit sans lune, je n'ai fait que trois kilomètres en trois heures et je me suis foulé la cheville dans l'obscurité. La troisième fois, en longeant un village au bout de sept kilomètres, les aboiements des chiens ont réveillé les kolkhoziens et j'ai encore été pris. Je manque d'expérience et surtout, mes adversaires les autres humains ont sur moi l'avantage de connaître le terrain et la langue.

Cela m'a fait réfléchir. Cette évasion : vers quoi ?  Prague est une ville magnifique, mais l'orphelinat est une prison gluante. Où que j'aille, je serai tôt ou tard ramassé par les adultes - soit les flics qui m'enfermeront à nouveau, soit les truands qui exploitent les culs des enfants perdus. Dans ce monde qui est le nôtre, gare à toi si tu es petit et faible.

Attendre de grandir, de devenir fort ? Soigner des "camarades" gras et roses, qui passeront devant tout le monde, ou bien gaver des volailles, ou encore bâtir des usines, remplir des colonnes de chiffres ?

Non, merci.

Et puis, vues mes origines sociales, on ne me donnera à faire que ce dont les autres ne veulent pas : les nettoyages, les terrassements, les travaux dangereux. C'est comme ça quand on a des parents originaires de la bourgeoisie. Mes parents eux-mêmes, si artistes, ont eu comme métiers terrassier et balayeuse, et si mon oncle a pu faire psycho, c'est parce qu'il a été communiste sous l'Occupation. Il a sauvé des juifs de la déportation, et parmi eux, un futur ministre de la santé. Alors on lui a pardonné ses origines, mais quand il a fui, le ministre s'est retrouvé chef d'un dispensaire rural dans les Tatras. Au lieu de meubles et de voitures, il ne recevait plus que des poulets en ”cadeaux”.

Je ne fuirai pas vers l'Ouest, comme mon oncle. En admettant que je réussisse, et comme il est mon seul parent, j'imagine sa tête en me voyant débarquer, moi le ”demi-autiste”, à côté de ses fils, propres et sages ! Non... D'ailleurs, comme je suis un ”enfant” et non un être humain, rien ne prouve que les flics de l'Ouest ne me renverront pas aussi sec dans les pattes de nos flics à nous, au nom de la ”Realpolitik” et de la ”Détente”.

J'ai trouvé une autre solution, et elle me satisfait pleinement. Je me mets tout nu, je me masturbe avec Milena au cœur. Ma semence va nourrir cette terre roumaine qui en a déjà tant vu. La Lune est splendide cette nuit. Nu, je me mets dans le fameux sac pour engrais agricoles. De mes vêtements je fais une boule que je mets sous ma tête. Je sens les poux remuer.

Mon corps est dans le sac, à l'extérieur des rails - ma tête sur mes vêtements, à l'intérieur des rails. Je regarde vers le sud d'où, vers cette heure-ci, doit venir un train. Le rail qui passe sous mon cou luit comme un fil argenté qui va de moi à l'infini.

Il fait très chaud et les moustiques chantent. Au chantier, ça doit ronfler dur. A Prague, Milena doit soupirer dans son sommeil. J'espère qu'elle rencontrera un homme qui l'aime vraiment, pour tout ce qu'elle est, même si elle tombe malade, et pas seulement pour son beau corps de femme.

J'ai déjà vu tuer des volailles et des lapins. A peine frappée ou coupée, la tête meurt en une seconde, les yeux déjà fixes et vitreux. Le coup doit faire mal sur le moment, mais pas plus que les coups de gourdin que je connais bien. Et la douleur ne dure pas puisque le choc assomme.

Le corps, lui, a des spasmes pendant deux ou trois minutes, mais la tête n'est plus là pour les sentir. Et il se vide vite de son sang. Il en sera sans doute pareil pour moi. Sauf que moi, j'ai choisi cela de moi-même, en pleine liberté.

De toute façon, je n'avais pas demandé à naître - en tout cas, pas dans ce monde-ci. C'est une grande chance de pouvoir choisir soi-même de vivre ou non : on est maître de sa vie, plus que n'importe quelle bête, plus que n'importe quel autre humain. Je me sens libre et heureux, tranquille. Je souris. Je plane.

Le sac noir, l'ombre de l'acacia sur moi empêcheront le machiniste de me voir. Demain, quand on me cherchera (”il s'est encore fait la malle, ce fils de pute”) on trouvera le corps déjà dans le sac, tout prêt pour la morgue. Tout à l'heure, j'ai fait mes besoins pour ne pas me vider dans le sac et pour épargner aux employés de la morgue un nettoyage dégoûtant. Ma tête ne sera pas bien loin. Il y aura des mouches et des fourmis dans mes yeux : elles seront dérangées. Avec mon corps ils trouveront mes vêtements, et dans la poche ce bout de cahier où j'ai écrit : ”vous ne m'aurez pas vivant, bande de vautours”.

C'est guignol comme texte, mais c'est de mon âge et surtout ça évitera que l'on soupçonne quelqu'un de meurtre. Heureusement, j'ai déjà une solide réputation d'enfant "débile". Comme tous les camarades le savent (c'est même un de leurs rares points d'accord avec les curés), seuls les lâches et les débiles renoncent à la vie. Pas un n'imagine que ce soit une liberté. Ah, voilà le train.

Il ressemble à un ver géant avec trois yeux lumineux devant. Science-fiction. Les trois phares forment un triangle, qui me fait penser à une breloque de mon grand-père. Grand-père... la Vltava... Prague... Milena.

Pour moi, après la mort, il n'y a que les asticots (ou les étudiants en médecine). Je ne reverrai rien.

C'est reposant de ne rien espérer.

Le train approche, sans le moindre signe de freinage. Cette fois, c'est sûr, je ne serai pas repris. Et j'arrêterai enfin de grandir. C'est gagné.

Le rail vibre sous mon cou, le bruit devient fracas, la paix est en moi, je pense à la première roue de la loco, c'est assourdissant, elle arrive

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