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Deux petites filles

Publié le 4 Février 2020

Deux petites filles sur une photo encadrée. Robes roses, pas faites pour jouer, peut-être louées pour la photo, nœuds dans les cheveux coiffés à la mode des années 1930, la photo noir et blanc a été coloriée à la main. Elle est joliment encadrée. Elle cuit au soleil sur le trottoir, en attendant que la benne à ordures vienne la ramasser avec les autres déchets. Des chiens ont déjà levé la patte sur elle depuis le matin, la vitre est maculée.

 

Elle ne représente plus rien pour personne, les deux petites filles n'ont plus de nom, plus de mémoire, bientôt plus de visage, quand l'usine d'incinération aura consumé la photo. Inconnues à jamais, dispersées dans le chaos noir de l'anonymat et de l'oubli, sans parents, sans enfants, sans haine, sans amour, sans parole.

 

Je ne sais rien d'elles. Ont-elles eu une enfance heureuse, moyenne, ou malheureuse ? Qu'a été leur vie ?  Ont-elles vécu longtemps après la photo ? La maladie ou la guerre les ont-elles fauchées dans leurs jeunes années ? N'appartenaient-elles pas à une de ces familles que l'administration et la loi des temps de guerre ont classifié comme « parasites nuisibles » et ramassé pour qu'elles soient gazées comme des cafards, mais loin ?

 

Sinon, et si elles ont longuement vécu, si elles sont devenues des mères et des dames, puis des grand-mères et des vieilles dames, quel genre de personne furent-elles ? Mystère et ignorance ! Furent-elles de gentilles mères et grand-mères, aimantes et aimées ? Ou des êtres effacés, gris souris, passe-partout, obéissants et timides ? Si oui, cela pourrait expliquer que leur photo finisse aux ordures à la troisième ou quatrième génération ? Sont-elles devenues des minettes superficielles et/ou ménagères, comme les mâles les formataient à l'époque ? Ou encore, peut-être furent-elles des personnes acariâtres, malveillantes, méprisantes, médisantes, dominatrices et frustrées ? Je ne le saurai jamais.

 

Si elles ont évolué en gris-souris ou en mégères, une longue vie n'est pas moins triste qu'une mort prématurée. Car dans ce cas, c'est l'enfant en elles, ce sont les deux petites filles posant, probablement contraintes, chez Monsieur le Photographe, qui ont été assassinées pour que la servante soumise ou la vipère manipulatrice puisse émerger. C'est moins tragique que de mourir enfant, quoique ?

 

D'une manière ou d'une autre, et même dans le meilleur des cas, celui d'une longue vie heureuse et sereine, aujourd'hui les deux petites filles sont mortes. Je passe par là et je suis probablement un des derniers regards à se poser sur cette photo, à se poser des questions, à se demander quels amours elles ont eu ou donné, quelles souffrances elles ont pu endurer, quel sens leur vie a bien pu avoir, combien d'années elles ont bien pu vivre, et si elles ont ou non de la descendance actuelle.

 

Deux petites filles, deux promesses, deux destins : probablement l'aînée et la cadette. La pose est longue dans ces années-là et le flash est une poudre que l'on allume et qui explose dans un grand nuage de fumée. L'une fronce son visage et semble protéger l'autre qui rentre la tête dans les épaules.

 

Je peux tout imaginer, tout leur souhaiter de bon et de beau, trop tard, je peux tout craindre pour elles, sans que ça change quoi que ce soit parce que tout est déjà accompli.

 

Deux vies inconnues, mais émouvantes quand même.

 

Je ne crois pas aux fantômes. Je crois aux regards. Le leur me touche.

 

Aujourd'hui, elles vivent encore un peu en moi.

 

Et c'est tout, à jamais.

Deux petites filles
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